Littérature américaine - Nouvelles
« le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez stupides pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile … » proclame Rousseau dans son discours sur l'origine et le fondement de l'inégalité parmi les hommes. le philosophe du XVIIIe siècle n'observait aucune relation entre propriété et communisme ; son propos n'était que l'affirmation d'un esprit libertaire.
Envisagée à l'aune de la continuation et de la continuité de l'oeuvre balzacienne, Lionel Shriver croque dans « Propriétés privées », sans compassion ni jugement, le spectacle de la Comédie humaine propre au désir irrépressible d'appropriation et de possession lorsque celui-ci confine à la dépendance et à l'obsession et, en définitive, contraint l'Homme moderne occidental et révèle ses viles et douloureuses émotions.
Née en 1957 aux États-Unis, Lionel Shriver a enseigné avant de partir pour la découverte du monde. Elle a vécu en Israël, à Bangkok, à Nairobi et en Irlande du Nord, où se situe l'ultime histoire du livre.
À mi-distance de la nouvelle et du roman, « Propriétés privées » est publié en février 2020 aux éditions Belfond. Lionel Shriver est également l'auteur de six romans dont « Il faut qu'on parle de Kevin » (Belfond, 2006), récompensé par l'Orange Prize, et de « La famille Mandible, 2029-2047 » (Belfond, 2017). Elle vit aujourd'hui à Londres, mais également à New York avec son mari Jeffrey Lawrence Williams, jazzman réputé.
Douze nouvelles sarcastiques, dont deux Novella – le pied en lustre et la sous- locataire - dont le dénominateur commun est l'exposé des mécanismes psychologiques d'appropriation des biens et d'emprise sur autrui, sous toutes ses formes. Et en filigrane, cette interrogation : de l'Homme ou de la chose lequel domine l'autre ?
Il y en a pour tous les goûts. Et d'aucun ne pourra nier, pour autant les incertitudes et les contingences afférentes au monde contemporain, se reconnaitre, au moins une fois, dans l'une ou l'autre des situations décrites.
Novella « le lustre en pied » - un présent de mariage – est éclairante. Une épouse exhorte son mari à rompre toute relation avec une amie de longue date. Celle-ci exige de reprendre le cadeau offert, mais se heurte au refus de la mariée.
Dès lors, le simple objet, un luminaire sans valeur, revêt un caractère de symbole des relations sociales entre les trois protagonistes et se meut en trophée au bénéfice du vainqueur : « on obéissait aux conventions sociales parce qu'on se souciait de ce que les autres pensaient de nous… Réclamer le rendu d'un cadeau de mariage [est] grossier… le reniement de leur amitié l'avait libérée des règles de la bienséance. (P. 116) … La réponse fut immédiate elle [l'épouse] tient à garder le scalp ». (P.118).
Dans « terrorisme domestique », un trentenaire, Liam, oisif, sans désir ni espoir d'avenir, refuse de quitter le domicile parental nonobstant les supplications d'une mère insistante. En conséquence, celui-là met en scène son expulsion sur les réseaux sociaux: « pourquoi accueillir un réfugié, fit valoir Liam sans se démonter, si c'est pour en créer un autre » (P.158) avec comme slogan « la parentalité n'a pas de délais de prescription ». (P.177). À l'ironie, Lionel Shriver ajoute de l'humour. L'auteur montre que nos comportements peuvent s'avérer plus grotesques encore dès l'instant que l'emprise des objets sur nos vies modernes résulte d'une technologie plus avancée.
Chasser l'intrus autrement dans « le sycomore à ensemencement spontané ». Il s'agit d'une veuve tourmentée par l'arbre du voisin qui empiète sur sa propriété dont elle ne s'était pourtant jamais préoccupée au temps de son mariage.
Une autre forme d'incursion dans la propriété d'autrui, dans « Kilifi Creek » : une jeune étudiante américaine qui se convie au domicile d'un couple âgé, au Kenya, pour y passer des vacances à peu de frais et goûter aux plaisirs de l'aventure en se montrant particulièrement insouciante et irresponsable.
Toujours sur le plan familial, la nouvelle « le baume à lèvres » est aussi drôle que pathétique. Un médecin mourant, Daniel Dimmock, réclame d'urgence à son chevet, une fois de plus, Peter, l'un de ses enfants - « [il] est mourant une fois encore… » (P.256) - désigné en qualité d'exécuteur testamentaire, un cadeau empoisonné.
Peter se hâte pour l'aéroport. Une comédie burlesque se produit dans la zone de contrôle : dénudement, inspection détaillée aux rayons, interrogatoire kafkaïen, quiproquos en tous genres avec le personnel zélé et hostile. Pourquoi tout cela ? Pour satisfaire un père despote, calculateur et impulsif. le portrait de celui-ci, hargneux contre son personnel, est succulent : « pourquoi à notre époque, une semi-analphabète volerait-elle un stylo à plume ? (P.267).
L'argent peut ruiner les relations familiales, thème cher à Lionel Shriver. La nouvelle « taux de change » met en scène un scientifique américain qui, à l'occasion d'une conférence en Angleterre, fait une visite à son fils, Elliot. Au moment de rentrer aux Etats-Unis, et afin de ne pas acquitter la commission de change des dollars restant en sa possession, il sollicite directement son fils, titulaire d'un compte bancaire américain.
Contrarié de ne pouvoir conserver l'argent comme une reconnaissance paternelle, Elliot adressera à son père, quelques jours plus tard, un chèque dont le montant est amputé des frais de commission et du temps passé à traiter l'opération. Ironie du sort, peu de temps après, le père décèdera sans jamais avoir revu son fils.
Ou bien encore, dans « capitaux propres négatifs » un couple renonce à divorcer, par suite de la chute des cours immobiliers, afin de ne pas être contraint de vendre le bien à bas prix. Cohabitant au sein d'une « comédie romantique » (P. 289), l'époux invite sa maitresse régulièrement au domicile conjugal. Curieusement, les deux rivales sympathisent très vite. Mais cette fois, Lionel Shriver adopte un procédé littéraire différent, par retournement de situation. Réconfortés par la reprise des marchés, les époux mettent un terme au vaudeville et reprennent leur vie commune…
Dans une autre version de l'effet des contingences immobilières sur le caractère et les sentiments, un autre couple, dans « les nuisibles », après en avoir recueilli un raton drôle et inoffensif, s'aperçoit que sa maison est envahie par des centaines de rongeurs. L'époux, pourtant de nature insouciante et nonchalante, devient anxieux et désagréable: la maison doit subir, à grands frais, un traitement aux effets très aléatoires ; les propriétaires sont-ils assurés ? Quoi qu'il en soit, la vie commune ne sera plus la même.
De même, dans « repossession » une femme, Helen, acquiert, à vil prix, une maison à une banque poursuivant la vente aux enchères de celle-ci ayant appartenu aux anciens propriétaires dans l'impossibilité de payer les traites. La référence à la crise des « Subprimes » fait peu de doute. La nouvelle propriétaire ne trouve aucune excuse aux malheureux endettés pour laquelle la maison constitue une excellente opportunité financière : « comptable, fiscaliste, Helen tenait les règles en haute estime. Elle n'éprouvait aucune sympathie pour les gens qui ne contrôlaient pas leur situation… » (P.235).
Mais la maison refuse la présence d'Helen. Les murs « refusent » la nouvelle peinture, le plancher ne peut être poncé, les objets se déplacent étrangement en son absence… Déboussolée par cette situation, Helen néglige son au point de perdre celui-ci, et, à son tour, elle subit les affres d'une saisie immobilière. L'accession à la propriété n'est pas toujours une sinécure…
L'argent, source aussi de culpabilité dans « paradis et perdition » lorsqu'un chef d'entreprise détourne les fonds de sa société pour fuir au bout du monde. Mais, rongé par la culpabilité, servi par le personnel défavorisé, il décide de renoncer : « il avait hâte de se revigorer dans la cour de la prison, où un homme ne peut pas acheter sa place au sommet de la hiérarchie, mais doit batailler pour se faire la sienne parmi les autres » (P.342).
Autre façon de tricher, dans « poste restante ». Un préposé conserve par-devers-lui les lettres dont il est chargé de la distribution se comportant sur elle en propriétaire par interversion de la possession. Avec l'une des lettres recélées, il tente d'usurper l'identité de son destinataire. Une double atteinte au droit de propriété d'autrui, sur son bien - la lettre - et sur son identité.
La dernière nouvelle - « la sous-locataire » le seconde Novella, la meilleure manifestement, aborde une forme de désir de propriété et de possession sur un autre registre, certes présentant des traits communs avec les récits précédents, mais de façon plus subtile et insidieuse. Lionel Shriver évoque la question de l'appropriation et du désir de propriété, avec son cortège de mauvaises actions, sous l'angle du territoire et des évènements à propos des expatriés.
Les faits se déroulent en Irlande du Nord au temps des attentats perpétrés par les mouvements séparatistes de l'I.R.A. Deux journalistes américaines concurrentes et obsédées jusqu'à la dépendance aux évènements, en poste près de Belfast, se disputent l'évènement, et, par voie de conséquence, le territoire. Doit-on y voir une allusion au nationalisme ? En tout cas, la conduite des reporters entre elles rebuterait les nationalistes les plus radicaux. Leurs bombes : un combat sans merci pour protéger l'information, des attitudes mesquines et sournoises.
À l'attention de la nouvelle arrivée, Emer, Sara estime que : « j'ai écrit chaque semaine pendant neuf ans…et comme je suis horriblement cynique, je me compose un visage sérieux pour palper mon gros billet » (P.430) …« Cette chienne, cette voleuse volait toute sa vie (P.413). Et les réflexions de Sara qui révèlent son état d'esprit sur son sentiment sa perception de propriétaire du territoire et des évènements politiques: « Reconnaitre le ridicule de sa propriété sur l'Ulster ne changeait en rien la sensation. La propriété était autant un état d'esprit qu'un droit légal. À cet égard, l'absence de droit de naissance rendait possible le droit de propriété » (P.375).
Enfin, il est difficile de faire l'économie à propos du style de l'auteur dénoncé par une certaine critique. Les livres de Lionel Shriver réclament une lecture relativement exigeante, mais accessible.
Il est vrai que les phrases de l'auteur sont longues et que les règles de ponctuation sont parfois malmenées. Pour autant, Lionel Shriver écrit très bien, mais pas des romans ou des nouvelles qui « font du bien » à l'attention de jeunes filles candides. Ils sont bien écrits, avec un sens du détail faussement simple et anodin, dont seuls les grands auteurs sont capables.
En résumé, « propriétés privées » est un ouvrage parfaitement réussi dont je conseille vivement et au plus vite la lecture.
Bonne lecture.
Michel Blaise ©
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